Flygskam

Flygskam. Le mot est tout aussi imprononçable que le volcan Eyjafjallajökull et il en a les mêmes conséquences : les deux t’empêchent de prendre l’avion. Le flygskam est arrivé chez moi en toute discrétion, sans signe avant-coureur. Paf, du jour au lendemain, il était devenu inenvisageable pour moi de prendre l’avion.

Des rêves d’un ailleurs lointain qui s’évaporent en un claquement de doigts. Le Japon ? La Nouvelle-Zélande ? L’Argentine ? Bali ? Balayés d’un revers de main ! Je me contenterai des récits de mes camarades blogueurs ou j’attendrai un numéro d’Echappées belles ou des trains pas comme les autres pour bader devant ces destinations qui resteront pour moi des terrae incognitae.

Est-ce que cette décision radicale me pèse ? A vrai dire, pas vraiment. Je ne le vois pas comme une privation mais plutôt comme une opportunité de faire autrement. Un point de vue différent sur le voyage, plus lent, plus sobre, plus simple. Mes envies d’ailleurs se sont même décuplées, mais sous un autre format. L’Europe est à elle seule un terrain de jeu formidable et, par chance, largement sillonnable en train, quitte à faire plusieurs étapes. Mes nouveaux eldorados s’appellent Pontevedra, Göteborg, Vienne ou Ljubljana. Des projets nouveaux, moins exotiques mais sans doute tout aussi passionnants. Bref, je n’ai pas eu à faire le deuil de ces voyages lointains.

Un petit bout d’Asie sur l’île de Madère

Le syndrome de la croix cochée

Derrière le flygskam se cache en réalité une interrogation un poil plus profonde qu’une simple considération écolo. Qu’allais-je vraiment chercher en partant en voyage au bout du monde ? Je n’ai pas aimé ma propre réponse. Un mélange de posture sociale et d’envie de voir « de mes propres yeux » des lieux mythiques pourtant vus et revus à la télé ou sur les réseaux sociaux. Le côté ouverture culturelle, c’est du pipeau. Je ne vois pas comment on peut appréhender la quintessence d’un pays, d’un peuple, d’une culture, sans y séjourner sur une (très) longue période. Y compris si l’on voyage avec une agence alternative qui propose du logement chez l’habitant. Non, on va au bout du monde pour consommer du paysage ou de l’expérience exotique comme on va au supermarché pour faire ses courses.

J’ai fini par me lasser de ces destinations « mainstream ». Non pas que je ne sais plus apprécier leur beauté (si elles sont aussi populaires, c’est qu’il y a une bonne raison), mais leur côté « petite croix à cocher dans la to do list du parfait touriste de masse » m’a quelque peu refroidie. Je crois bien que mon séjour à Lisbonne, où j’entendais davantage parler français, anglais et allemand que portugais, a fait figure de prise de conscience. Si j’ai adoré parcourir cette capitale pleine de charme, j’ai eu l’impression, en me comptant comme une touriste de plus dans une marée internationale de visiteurs, de déposséder les Lisboètes de leur ville. Je me revois me dire « Lisbonne ? C’est fait ! » comme on barrerait un produit de plus sur une liste de courses. Le site immaculé de Sarakiniko, sur l’île de Milos, a enfoncé le clou. J’ai fait partie de ce torrent de touristes venus arpenter les rochers de kaolin par curiosité, pour admirer ce paysage exceptionnel. J’en ai surtout retenu une marée humaine et des mises en scène ridicules pour produire la photo parfaite pour Instagram, histoire de dire « j’y étais » à ses amis virtuels. Disneyland dans les Cyclades. Et le fameux syndrome de la « petite croix cochée ».

Sarakiniko, sa foule, ses instagrammeurs

La place dans l’avion dans tout ça

Et si l’avion avait joué un rôle dans cette vision consumériste du voyage ? En réduisant considérablement les temps de parcours, le transport aérien a raccourci drastiquement les distances. Le voyage d’hier était initiatique, épique ; celui d’aujourd’hui se résume bien souvent à un saut de puce. Car oui, 24 heures pour parcourir 17 000 kilomètres, c’est un saut de puce. Avec l’avion, tout devient facile. Il a rendu le bout du monde accessible en quelques heures, quand il faudrait des jours et des jours avec n’importe quel autre moyen de transport. Alors forcément, ça déconnecte un peu des réalités et ça nous déshabitue à l’attente et à la patience.

Le trajet n’étant plus qu’une petite formalité, on a pu multiplier les « petites croix » sur le planisphère. On affiche le nombre de pays visités comme un trophée, en utilisant le verbe « faire », comme si le micro séjour de 7 ou 15 jours allait suffire pour tout connaître d’un pays ; fusse-t-il de la taille d’un timbre-poste. Mieux. Les compagnies low cost ont rendu les courts et moyens courriers tellement compétitifs que ça ne choque plus personne de passer un week-end qui à Rome, qui à Barcelone. Comme le développement de la voiture individuelle a fortement remodelé nos villes (et pas forcément en bien), je suis persuadée que l’avènement de l’avion a joué un grand rôle dans ce syndrome des petites croix cochées.

L’escapade à Rome est à 10h de train depuis Paris

Est-il raisonnable de poursuivre sur ce modèle quand on sait que la planète suffoque et que le transport – et notamment le transport aérien – y contribue largement ? Loin de moi l’idée d’interdire les voyages en avion. Il reste un moyen, et notamment pour les plus modestes (enfin, ceux qui ont les moyens de se payer un billet low cost), de découvrir à moindre frais les joies des vacances à l’étranger. Et encore moins de blâmer celles et ceux qui voyagent en avion. J’ai utilisé ce moyen de transport à de nombreuses reprises, je ne vais pas critiquer celles et ceux qui n’ont jamais voyagé de leur vie et qui monteront pour la première fois de leur vie dans un aéronef.

Mais à titre personnel, pour être raccord avec ma conscience, je me sens plus à l’aise d’abandonner ce mode de transport, que je n’ai de toute façon jamais aimé.

Stop ou encore ?

Je vous le dis direct : je ne suis pas prête à abandonner les voyages et la découverte de nouvelles contrées. Alors comment concilier cette aspiration profonde avec ce désir de sobriété écologique ? Je vois deux leviers.

Quitte à « consommer » des destinations, autant essayer, à mon niveau, de le faire le plus proprement possible. La quête d’exotisme mérite-t-elle de cramer des tonnes de kérosène ? Le bonheur est-il vraiment dans les destinations lointaines ? A force de cheminement intérieur, j’ai fini par penser que non. J’ai été conquise par la Haute-Saône, j’ai reçu ma dose d’exotisme devant les flamants roses de Camargue, je me suis émerveillée à la Sacra di San Michele. Nul besoin de parcourir des milliers de kilomètres pour s’évader, des endroits extraordinaires, il y en a des palanquées autour de chez soi ! Ce sont souvent les recoins les plus discrets, les plus éloignés des hordes de touristes, qui réservent les plus belles surprises. La solution ne se cache-t-elle pas dans ces « tiny points », ces petits points sur la carte ignorés des principaux flux touristiques si chers à Lucie ? Découvrir des régions délaissées, peu valorisées, voilà ce qui m’attire désormais.

Suède ? Finlande ? Non, Haute-Saône !

Cela signifie-t-il que je vais abandonner les séjours à l’étranger ? Certainement pas ! Mais je m’y prendrai autrement. Favoriser les voyages à étapes, accessibles en train et/ou en car. Considérer le trajet comme partie du voyage. J’ai déjà testé et approuvé cette méthode à l’été 2019 pour me rendre en Corse. Un trajet d’une dizaine de jours et 3 étapes (4 si je compte l’escale à l’Ile Rousse) qui m’ont permis de découvrir trois villes merveilleuses. J’ai envie de lenteur, de langueur, de tester le pass Interrail ou de surfer sur le retour en vogue des trains de nuit pour atteindre les destinations européennes les plus éloignées. C’est plus compliqué, mais ce n’est pas infaisable.

Dy flygskam au färjeturskam

Débarrassée du fardeau de l’avion, il me reste un hic à régler : le bilan carbone du ferry. Je n’ai pas encore vu le mot passer sur le net alors je me suis permise de l’inventer, en suédois pour faire honneur au flygskam ; je te présente donc le färjeturskam (la honte de prendre le ferry). Au même titre que l’avion, le ferry est un cancre en termes d’émissions de CO2. Pourtant, je ne suis pas encore prête à abandonner ce mode de transport, tout simplement parce qu’en dehors de l’avion, il reste le seul moyen de rallier cette Corse si chère à mon cœur. L’île de Beauté n’est pas une destination comme les autres ; c’est une partie de mes racines. C’est là-bas que je me sens le mieux. J’ai besoin de sentir l’immortelle et le laurier, d’entendre l’accent corse et la macagne, de me nourrir de bastelle et de porcu nustrale. La rayer de mes destinations ? Non ! Impossible !
Pourtant, un espoir existe. Une nouvelle compagnie vient de voir le jour pour proposer la traversée en voilier, et je meurs d’envie de tester ! Amélioration en vue aussi côté ferries avec l’arrivée prochaine de bateaux fonctionnant au GNL chez Corsica Linea.

Le ferry doit faire sa révolution !

Epilogue

L’encre de mon avant-dernier billet d’avion daté de 2018, qui me sert désormais de marque-page, s’efface peu à peu. C’est drôle, c’est un billet Alitalia, compagnie qui a depuis disparu des radars. C’est peut-être un signe, après tout !

2 commentaires sur “Flygskam

  1. Je me suis offert le privilège de la lenteur. Depuis mon premier voyage solo à 15 ans, je sais que je veux faire de ma vie un voyage. Pour répondre à mes envies d’ailleurs, j’ai décidé, il y a plus de 12 ans, de ne pas prendre l’avion lorsqu’une alternative terrestre est possible. J’ai aussi décidé de voyager lentement. Le fait de ne pas être limitée à 5 semaines de congés payés annuels me permet d’aller et venir au rythme de mes envies. C’est un choix de vie qui implique pas mal de concessions, mais que je ne regrette pas car il me permet de réaliser certains rêves tout en évitant de cumuler les dissonances cognitives.

    Bravo pour cette réflexion et la prise de décision. Bravo aussi pour cet article qui invite à la réflexion.

    1. Merci Céline ! Je suis régulièrement tes pérégrinations lentes qui me font rêver, et je trouve que cela ressemble plus au voyage tel que je le conçois qu’un bref l’aller-retour au bout du monde. Il me manque le courage de partir seule aussi longtemps au long cours (j’ai fait maximum 6 jours en solo), et le côté logistique (pas de camping, je n’ai ni le matos, ni la compétence, ni la force de traîner tout ça avec moi).

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