L’autre Jeanne

Une Jeanne peut en cacher une autre ! Si la France entière connait par cœur l’épopée de Jeanne d’Arc, Beauvais, elle, n’a d’yeux que pour Jeanne Hachette. Cette héroïne qui s’illustra en 1472 lors du siège de la ville par les troupes de Charles-le-Téméraire occupe encore aujourd’hui une place de choix dans le paysage beauvaisien.

Tu vois beaucoup de statues de femmes dans l’espace public toi ? Moi non ! En dehors de Jeanne d’Arc qui, contre toute attente, occupe la plus haute marche du podium des personnages historiques les plus statufiés en France (c’est l’historienne Jacqueline Lalouette qui le dit), pour le reste, c’est le néant. Mais en Hauts-de-France, une ville résiste encore et toujours à cette hégémonie masculine. Cette ville, c’est la mienne, Beauvais.

Ici, tout le monde connaît son visage, et pour cause : sa statue trône au milieu de la place qui porte son nom depuis 1851. Si Jeanne Hachette occupe une place si importante à Beauvais, c’est parce qu’elle a marqué l’histoire de la ville par son courage.

A Beauvais, tout s’appelle « Jeanne Hachette ». Y compris le carrousel !

Rembobinons le fil de l’histoire pour nous téléporter au petit matin du 27 juin 1472. Je me souviens, c’était un samedi. Charles le Téméraire, duc de Bourgogne de son état, et près de 80 000 hommes de troupe, se présentent devant les portes de la ville avec des intentions pour le moins belliqueuses. A l’époque, la ville de Beauvais est une cité propsère et sa prise constituerait un rude coup pour le royaume alors dirigé par Louis XI, ennemi juré des Bourguignons.

Sachant la ville peu défendue, ces derniers décident de porter l’assaut en deux endroits : la porte de Limaçon, qui cèdera assez rapidement, et la Porte de Bresles. C’est ici que les combats seront les plus acharnés, faisant durer le siège sur plusieurs semaines.

L’est pas mimi cette rue qui donnait autrefois sur la Porte de Bresles ?

Jacques Grévin, médecin, homme de lettres, savant du XVIe siècle originaire de Clermont et auteur d’un ouvrage sur le siège de Beauvais, t’en parlera mieux que moi :

« Et parce qu’en ce lieu il n’y avoit aucuns faubourgs ny maisons où ils se peussent mettre à couvert, ils eurent aussi beaucoup à souffrir, car ils ne furent pas de ce costé moins vaillamment recueillis que de l’autre part par lesdits habitans, lesquels à l’ayde de leurs femmes & filles qui leur portoient sur la muraille grosses pierres de toute sorte, avec grande quantité de trousses de flesches & de pouldres ; & s’y gouvernèrent si vaillamment que par la grace de Dieu l’honneur & la force leur demeura, tant parce qu’en livrant ledit assaut, qui fut beaucoup plus fort & aspre à ladite Porte de Bresle, qu’à la Porte de Limaçon ; l’on y apporta le précieux corps et la digne chace de la glorieuse Vierge Saincte Angadresme, native de Beauvais, en requerant son ayde & bon secours envers Dieu, à l’encontre desdits Bourguignons ».
C’est au bout de cette rue que se sont déroulés les événements

Tu vois où je veux en venir. Les femmes de Beauvais joueront un rôle non négligeable dans la défense de la ville, portant sur les murailles assiégées tantôt des armes et munitions, tantôt des matériaux pour renforcer les fortifications, tantôt la statue de Sainte-Angadrême pour implorer sa protection. Mais l’une d’elles se fit davantage remarquer : notre fameuse Jeanne. Jeanne Laisné, de son vrai nom, aussi appelée Jeanne Fourquet au XVIe siècle, surnommée bien plus tard Jeanne Hachette. A vrai dire, on n’est pas vraiment sûrs de son identité, et certains historient vont même jusqu’à remettre en compte son existence.

« Et n’est à oublier qu’audit assaut pendant que les Bourguignons dressoient eschelles et montoient sur la muraille, l’une desdites filles de Beauvais, nommée Ieanne Fourquet, print & arracha à l’un desdits Bourguignons l’estendart qu’il tenoit, & le porta en l’Eglise des Iacobins. »

Par l’acte héroïque de Jeanne Laisné, alors armée d’une simple hachette, l’étendard bourguignon ne flottera jamais sur la brèche de la Porte de Bresles. Si Beauvais ne tomba pas, c’est notamment grâce à la grande témérité dont firent preuve les femmes et filles de Beauvais, et dont Jeanne Hachette en est devenu le symbole. D’aucuns diront même que c’est la mobilisation de ces femmes qui remotiva les hommes alors à deux doigts de lâcher l’affaire.

La hachette, la bannière bourguignonne et un morceau d’échelle de l’assaillant : tout y est !

Une héroïne célébrée depuis 549 ans !

L’acte de bravoure des habitantes et en particulier de Jeanne Hachette reçut la reconnaissance éternelle du roi Louis XI. C’est par une lettre patente adressée aux maires, pairs et habitants de Beauvais qu’il instaura dès 1473 une procession annuelle, en date du 27 juin, jour de la fête de Sainte-Angadrême, pour commémorer la sainte beauvaisienne et l’héroïque résistance des Beauvaisiennes et Beauvaisiens face aux puissantes armées de Charles le Téméraire. Le roi y stipule que les femmes auront le privilège de défiler en début de cortège, avant même le clergé, en remerciement de leur bravoure.

Source : Grévin, Jacques (1538-1570), “Histoire du siège de Beauvais en l’an 1472 – Description du Beauvaisis,” L’Armarium, consulté le 6 février 2022, https://www.armarium-hautsdefrance.fr/document/23609.

Depuis cette date, la ville de Beauvais perpétue la tradition en respectant à la lettre les volontés du roi Louis XI. Chaque dernier week-end de juin, la ville se drape dans une enveloppe médiévale et honore la mémoire de Jeanne Hachette. Si la 2e guerre mondiale et le covid ont réduit la fête à portion congrue, un hommage a été tenu chaque année sans faillir. 549 ans de célébration non stop, je ne sais pas si c’est un record en France mais ce chiffre me donne le vertige.

Autant dire que le dernier week-end de juin est attendu comme le messie ! Au programme des festivités, des spectacles, un village médiéval proposant moultes animations et, bien sûr, le défilé. Enfin, LES défilés. Au traditionnel cortège de l’Assault, le point d’orgue de la fête qui mobilise un millier de participants le dimanche après-midi (celui qui fait la part belle aux femmes et à Jeanne Hachette) s’ajoute le cortège royal le samedi soir (en hommage à Louis XI).

Fêtes Jeanne Hachette : le point de vue d’une Beauvaisienne

Petite, il était inconcevable pour moi de manquer les Fêtes Jeanne Hachette. J’aimais ce rituel festif de l’attente, sur le trottoir, du passage du cortège. Généralement, nous allions voir celui de l’Assault, le plus important, qui s’ébrouait le dimanche après-midi. Je guettais d’éventuelles connaissances dans le cortège, notamment Ludo. Je l’aimais bien, Ludo. Je me souviens l’avoir accompagné à la tour Boileau choisir son costume de page, en prévision de la Fête.

l’évêque devant sa cathédrale, pendant le cortège royal

J’adorais l’ambiance flonflons des fanfares hollandaises, leurs chorégraphies, leurs costumes grotesques et les cors d’harmonie qui dépassaient des têtes. Les airs joués par les différentes formations s’entremêlaient souvent dans un joyeux bordel musical, et ajoutaient du chaos supplémentaire dans un défilé marqué par d’incessants arrêts, des courses impromptues pour rattraper le retard pris sur l’avant du cortège, et le passage souvent redouté des fous du roi, qui balançaient qui de l’eau qui des confettis sur la foule de spectateurs.

J’aimais découvrir les animations du village médiéval, sentir l’odeur des chouchous et des barbes à papa, ou regarder s’envoler dans le ciel des ballons de baudruche à peine achetés auprès des vendeurs ambulants. Je redoutais le dimanche à 18h, et j’espérais grandement être rentrée à la maison avant l’heure fatidique pour ne pas sursauter aux traditionnels coups de canon qui marquent la fin des festivités.

L’adolescence et les études supérieures loin de mes bases beauvaisiennes m’ont ensuite détournée des Fêtes Jeanne Hachette. Une certaine lassitude à voir toujours les mêmes costumes, les mêmes fanfares. Le rituel ne m’amusait plus. Alors je les ai boudées ces fêtes, longtemps. Et c’est avec plaisir que j’ai renoué avec elles un soir caniculaire de 2019.

Discussion médiévale au sommet dans la tour Boileau

Après une annulation en 2020 (rassure-toi, Jeanne Hachette a bien été honorée avec le dépôt d’une gerbe aux pieds de sa statue) et une édition très réduite en 2021, j’ai maintenant hâte de retrouver ce rituel, madeleine de Proust de Beauvaisienne.

Sur les traces de Jeanne

Et parce qu’à Beauvais, l’hommage à son héroïne ne se limite pas à un week-end de fêtes, je t’emmène sur les traces de Jeanne Hachette, sur les lieux qui rappellent son histoire ou qui lui sont liées.

La rue du 27 juin

Si tu as lu attentivement cet article, tu auras déjà fait le rapprochement avec le 27 juin 1472. Et oui, c’est à l’extrémité est de cette rue, là où se dresse aujourd’hui un immonde centre commercial, que notre Jeanne Hachette s’est illustrée ! Par chance, les bombardements de la seconde guerre mondiale ont épargné cette rue, qui a donc pu garder un certain nombre de maisons à colombages.

La Porte de Bresles a aujourd’hui entièrement disparu. Son seul vestige, trois arches d’un pont médiéval découvertes à l’occasion des fouilles préventives avant la construction du centre commercial, est aujourd’hui entièrement invisible. On nous avait promis une mise en valeur de ce patrimoine au sein du centre commercial, il n’en a rien été. Je suis amère.

La rue du 27 juin

La place Jeanne Hachette

C’est ici que bat le cœur de Beauvais. La plus grande et la plus centrale des places de la ville accueille tout au long de l’année de nombreuses animations. Autrefois joyau d’architecture médiévale, la place Jeanne Hachette arbore aujourd’hui un style très « plaza mayor » à l’espagnole, avec ses bâtiments tous quasi identiques issus de la reconstruction d’après-guerre. Un lieu très agréable où les Beauvaisiens et Beauvaisiennes se retrouvent autour d’un verre, autour du manège, de l’aire de jeux pour enfants ou du miroir d’eau, ou tout simplement sur un banc pour discuter.

Tu t’en doutes, c’est au milieu de cette place que tu pourras admirer la statue de Jeanne Hachette, signée Vital Gabriel Dubray.

La statue sur sa place
Il se passe toujours un truc sur la place Jeanne Hachette !

L’église Saint-Etienne

Ce joyau qui hésite entre styles roman et gothique cache en son sein une statue en bois de Sainte-Angadrême datée du XVIe siècle. Rappelle-toi, Sainte-Angadrême, c’est la sainte dont la châsse a été menée en procession à proximité de la Porte de Bresles, au milieu des combats. La procession de Sainte-Angadrême décrétée par le roi Louis XI est devenue Fêtes Jeanne Hachette, mais la messe célébrée le dimanche matin à la cathédrale pendant lesdites fêtes rappelle l’origine religieuse du cortège de l’Assault.

La rue Jeanne Hachette

Dans la rue Jeanne Hachette se trouverait l’emplacement présumé de l’ancienne maison de Jeanne Hachette. Logique. Y a-t-il quelque chose à dire sur cette rue ? Non, pas vraiment, si ce n’est qu’on peut y voir cette plaque informative sur la façade d’un joli bâtiment en briques.

La rue Jeanne Hachette. On aperçoit la plaque apposée sur le joli bâtiment en briques
Ladite plaque

Le lycée Jeanne Hachette

Derrière ce joli portail en pierre se cache un lycée général installé depuis 1912 dans les bâtiments de l’ancien lycée de jeunes filles, qui a lui-même succédé au Grand Séminaire. Pas étonnant que l’on ait choisi le nom de l’héroïne emblématique de la ville pour cet établissement initialement réservé aux filles !

L’entrée du lycée Jeanne Hachette

La tour Boileau

Ce bâtiment discret du XVe siècle posé sur la rivière Thérain renforme un trésor : c’est ici que sont conservés les costumes servant pour les Fêtes Jeanne Hachette. D’ailleurs, si tu te balades sous ses fenêtres, tu pourras apercevoir quelques tenues.

La tour Boileau

Cet article s’inscrit dans le RDV mensuel #EnFranceAussi initié par Sylvie, du blog Le coin des voyageurs. Le principe est simple : te faire (re)découvrir la France à travers un thème donné. Ce mois-ci, c’est le thème du « matrimoine » qui est à l’honneur, co-piloté par Audrey, du blog Arpenter le chemin, Paule-Elise, du blog 1916 kilomètres, et votre servitrice (ça n’existe pas mais je m’en fous, c’est le thème du matrimoine, autant féminiser jusqu’au bout non ?). Tu trouveras les autres billets rédigés par mes camarades blogueurs et blogueuses sur cette carte :

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24 commentaires sur “L’autre Jeanne

  1. Merci Guillaume pour ton commentaire. Je remercie surtout Jacques Grévin d’avoir écrit le récit de ce siège au XVIe siècle et au site Armarium Hauts-de-France de l’avoir mis en ligne, ça facilite grandement les recherches. En tout cas j’ai adoré écrire ce billet.

    1. J’ai honte de ne jamais avoir entendu parler de cette femme qui a quand même une histoire marquante !! Ce que j’aime bien, c’est la reconnaissance collective du courage des Beauvaisiennes à travers elle. Et je suis impressionnée que les festivités perdurent depuis si longtemps… Un très bel article pour un très beau thème 😉

      1. Mais non, il ne faut pas avoir honte, je pense qu’elle n’est pas si connue en dehors de Beauvais ! La faute à des siècles d’invisibilisation des femmes !

  2. Je suis nulle de chez nulle en histoire alors autant te dire que je ne connaissais pas Jeanne Hachette !! En tout cas, tes photos me donnent de nouveau envie d’aller faire un tour à Beauvais !!

    1. Elle n’est pas très connue non plus en France. Je suis bien curieuse de connaître les préjugés que tu avais sur Beauvais (la ville est assez peu connue en fait) 😄

    1. Merci ! Disons que c’est l’internat du lycée qui est beau. Pour le reste on est sur une architecture années 1960-1970. Et puis il y a un méchant moustachu qui y est passé pendant la guerre. Non, notre lycée le plus stylé c’est « Feufeu » alias le lycée Félix Faure.

  3. Ca me donne bien envie d’aller faire un tour à Beauvais… heureux d’apprendre aussi qu’il n’y a pas que la cathédrale (splendide par ailleurs) à y découvrir ! 👍

    1. Et oui il y a plus de choses qu’on ne pourrait penser à Beauvais ! Le MuDo, la manufacture de la tapisserie, la maladrerie Saint-Lazare, l’église Saint-Etienne…

  4. Le nom ne m’était pas inconnu… mais j’avoue que je n’avais aucune idée de son histoire. Merci pour cet article très intéressant qui donne envie d’aller voir Beauvais

  5. Excellente lecture et (re) découverte de l’histoire de « notre » Jeanne . Faut absolument que j’aille faire un tour du coté de la tour Boileau. Merci et bravo pour cet article très intéressant et riche d’infos.

    1. Merci Vincent ! Je ne m’y balade pas souvent mais j’aime bien le coin de la Tour Boileau, une vraie petite zone de tranquillité à deux pas du centre ville.

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